Par Patrick Lawrence pour ScheerPost, le 6 mai 2025
Note de la rédaction : Les versions précédentes de cet article ont rapporté le choc ressenti en Allemagne lors de l'échec initial de Friedrich Merz à obtenir suffisamment de voix au Bundestag pour prendre ses fonctions. Après d'intenses négociations, il a finalement remporté les six voix nécessaires pour être déclaré vainqueur. Berlin est quant à elle sous le choc d'une impasse politique sans précédent dans l'histoire de l'Allemagne d'après-guerre.
Ceci est le dernier des quatre articles consacrés à la crise allemande. Les parties précédentes de cette série sont
L'Allemagne en crise, 1ère partie : la grande perdante de l'Europe L'Allemagne en crise, 2è partie : petite histoire des explosions de gazoducs L'Allemagne en crise, 3è partie : la culture de la soumission
DRESDE - Friedrich Merz n'a réussi que de justesse à prendre le pouvoir mardi en tant que 10e chancelier de la République fédérale, après avoir obtenu six voix de moins que le nombre requis lors du premier tour de scrutin au Bundestag dans la matinée.
Berlin a été en ébullition pendant la majeure partie de la journée, confrontée à une impasse politique sans précédent de l'histoire de l'Allemagne d'après-guerre. Un second tour, organisé à la hâte dans l'après-midi, a permis à Merz de franchir la ligne d'arrivée avec neuf voix d'avance. Bien que les membres du Bundestag votent à bulletin secret, les chiffres indiquent que certains membres de sa nouvelle coalition l'ont lâché. Parmi les analystes allemands avec lesquels je me suis entretenu aujourd'hui, la question qui se pose désormais est de savoir combien de temps Merz parviendra à rester chancelier.
Mais Merz a déjà marqué la politique allemande, en engagant le pays dans une nouvelle voie immédiatement après les élections très suivies de février. Le jour du déshonneur pour Merz le belliciste fut le 18 mars, lorsqu'un vote au Parlement allemand a confirmé ce qui était alors une réalité pour le moins amère : la démocratie d'après-guerre en Allemagne est en train d'échouer. L'élection de Merz en est le signe le plus récent et le plus cuisant. Une élite cloisonnée à Berlin propose désormais de fixer le cap de la nation sans tenir compte des aspirations des électeurs.
Le mardi 18 mars, le Parlement allemand a levé le plafond constitutionnel de la dette publique. Cette décision marque bien plus qu'un simple ajustement du régime budgétaire allemand, réputé pour son austérité. C'est le jour où les législateurs ont approuvé, dans les faits sinon sur le papier, une nouvelle dépense de 1 000 milliards d'euros (1 300 milliards de dollars) pour la défense. Ce jour-là, la République fédérale a voté la remilitarisation. Ce jour-là, ceux qui prétendent diriger l'Allemagne ont résolument rejeté une tradition politique, et ont décidé d'en revenir à une autre tradition dont le pays semble, malheureusement, incapable de se défaire complètement.
Les détails du vote, qui s'est soldé par 512 voix contre 206, sont on ne peut plus clairs. La loi sur l'emprunt fédéral, en vigueur depuis la crise financière de 2008, est très stricte : elle limite la dette à 0,35 % du PIB, soit environ un dixième de ce que l'Union européenne permet à ses membres. Mais Berlin est depuis des années en proie à des tensions autour de cette limite. C'est une lutte intestine autour du "frein à l'endettement", comme on l'appelle, qui a provoqué l'effondrement, à l'automne dernier, de la coalition fragile dirigée par le capricieux Olaf Scholz. Le vote du Bundestag lève la restriction sur les emprunts publics destinés aux dépenses militaires supérieures à 1 % du PIB. Comme chacun sait, cette formule implique que les dépenses pourraient dépasser le trillion d'euros couramment cité.
Alors que les Allemands sont quasi hystériques à propos de la dette publique depuis l'hyperinflation de l'époque de la République de Weimar il y a un siècle, le Bundestag a voté pour que l'Allemagne dépasse cette paranoïa au profit d'une autre. Les "centristes" néolibéraux du pays - qui s'affichent désormais comme tout sauf centristes - viennent de dire aux Allemands, aux Européens et au reste du monde que l'Allemagne abandonne désormais le modèle social-démocrate qu'elle a longtemps défendu pour servir une économie de guerre dotée de son propre complexe militaro-industriel.
Il faut bien comprendre qu'il s'agit là d'un désastre politique dont l'importance va largement au-delà des frontières de la République fédérale. En effet, cela semble marquer la fin d'une époque pour l'Occident tout entier. C'est un coup dur pour tous ceux qui ont espéré voir émerger un monde ordonné, au-delà du désordre fondé sur des règles qui afflige actuellement l'humanité.
Les auteurs de cette transformation sont les partis qui ont négocié une nouvelle coalition au cours des semaines qui ont suivi le vote du Bundestag : l'Union chrétienne-démocrate de Merz et l'Union chrétienne-sociale, partenaire traditionnel de la CDU, vont conclure une alliance étrange, mais pas tant que ça, avec les sociaux-démocrates du SPD. Les Verts ont également voté en faveur d'une augmentation des dépenses militaires, mais ils ont été, tout comme le SPD, largement discrédités lors des élections du 23 février et ne feront pas partie du nouveau gouvernement. Je n'ai pas rencontré un seul Allemand qui regrettera leur absence.
Tous ces partis ne cessent de dénoncer l'autoritarisme de leurs adversaires, alors qu'ils s'unissent pour imposer une ère d'autoritarisme centriste aux 83 millions d'Allemands. Ils sont plus ou moins hostiles aux préoccupations majeures des électeurs, celles qui ont fait grimper les intentions de vote en faveur de l'opposition lors des élections. Il s'agit notamment de la gestion désastreuse de l'économie par le gouvernement Scholz, d'une politique d'immigration trop libérale (qui a frappé le plus durement les anciens Länder de l'Allemagne de l'Est), de la déférence excessive de Berlin envers les technocrates de Bruxelles, de la participation de l'Allemagne à la guerre par procuration menée par les États-Unis en Ukraine et, surtout, de la grave rupture dans les relations de l'Allemagne avec la Fédération de Russie.
La russophobie est manifeste depuis des années parmi les élites dirigeantes de Berlin, voire dans les milieux d'affaires et ailleurs. Elle prend désormais une tournure des plus inquiétantes. Un seul argument, trop évident pour être mentionné, justifie le réarmement d'une nation qui a restreint sa présence militaire pendant les huit dernières décennies. Merz a précipité le vote du 18 mars avec une brutalité sans nom, dans le but évident d'empêcher tout débat de fond. Il dirigera désormais un gouvernement composé d'idéologues compulsivement russophobes qui feront basculer l'Allemagne de manière inquiétante vers une politique agressive, comme lors des deux guerres mondiales et des décennies de guerre froide.
C'est désormais officiel. Après des semaines de négociations, le parti conservateur CDU et le parti social-démocrate SPD, qui n'a plus de social que le nom, ont rendu public leur accord de coalition le 9 avril. Voici un extrait du chapitre intitulé "Politique étrangère et de défense" :
"Notre sécurité est aujourd'hui plus menacée que jamais depuis la fin de la guerre froide. La menace la plus grave et la plus directe vient de la Russie, qui mène depuis quatre ans une guerre d'agression brutale contre l'Ukraine en violation du droit international et qui continue de s'armer massivement. La quête de pouvoir de Vladimir Poutine va à l'encontre de l'ordre international fondé sur des règles..."Nous créerons toutes les conditions nécessaires pour que la Bundeswehr puisse remplir pleinement sa mission de défense nationale et de défense de l'alliance. Notre objectif est que la Bundeswehr apporte une contribution essentielle à la capacité de dissuasion et de défense de l'OTAN et devienne un modèle pour nos alliés...
"Nous apporterons un soutien complet à l'Ukraine afin qu'elle puisse se défendre efficacement contre l'agresseur russe et s'imposer dans les négociations..."
Le code de ce passage plutôt facile à déchiffrer. La nouvelle coalition prépare l'opinion publique allemande, ainsi que le reste du monde, au déploiement de troupes allemandes à l'étranger pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale. Comme je l'ai mentionné dans le premier article de cette série, la Bundeswehr a commencé à déployer une brigade blindée en Lituanie le 1er avril, une semaine avant que la coalition ne dévoile les termes de son accord. C'est le début de la nouvelle stratégie militaire allemande : on peut s'attendre à beaucoup d'autres annonces de ce type.
On peut également évoquer l'idée que l'Allemagne servirait de modèle au reste de l'Europe. Selon moi, cette idée émane directement du camp Merz au sein de la coalition, compte tenu de son ambition de porter non seulement les couleurs de l'Allemagne, mais aussi celles du continent. L'Europe connaît en effet un vide politique, encore plus évident depuis que l'administration Trump a signalé son désintérêt pour le parapluie sécuritaire sous lequel les États-Unis ont longtemps permis aux Européens de s'abriter. Merz et ses nouveaux partenaires politiques ont raison sur ce point.
Mais quel manque d'imagination désespérant des élites néolibérales allemandes en proposant une nouvelle raison d'être à la République fédérale, et à ceux qui souhaitent la suivre. N'est-ce pas là une autre version de la même vieille rengaine ?
À mon sens, ceux qui prétendent diriger l'Allemagne ont tellement inondé l'espace public de clichés issus de la paranoïa de la guerre froide qu'ils ne peuvent plus changer de cap sans se discréditer. Ils sont, comme on dit, en panne de marche arrière. Ou, pour reprendre l'observation d'un ami cité dans le précédent article de cette série, les dirigeants allemands en place parlent depuis si longtemps le langage du vainqueur qu'ils n'en connaissent plus d'autre, alors même que le vainqueur commence à s'en lasser.
Les électeurs allemands sont tout aussi lassés de l'entendre, si l'on en croit les élections et les plusieurs sondages réalisés depuis. Mais Merz et ses partisans ne semblent guère s'intéresser aux préférences de l'électorat. Le thème récurrent parmi eux est que l'Allemagne et le reste de l'Europe doivent se préparer à entrer en guerre contre la Russie dans les cinq ans. C'est ce qu'on entend sans cesse aujourd'hui. Johann Wadephul, un député ultra-conservateur du Bundestag qui devrait occuper le poste de ministre des Affaires étrangères de Merz, offre une explication révélatrice de "la résistance" du public allemand à une telle perspective. Selon lui, les Allemands "refouleraient" la réalité de la menace russe, comme il l'a déclaré lors d'une conférence organisée par un think tank quelques jours avant la publication de l'accord de la nouvelle coalition le mois dernier. Ils seraient "dans le déni".
Wadephul s'est exprimé après que des membres dissidents de la CDU et des sociaux-démocrates ont osé suggérer publiquement que la République fédérale devrait, après tout, envisager de reprendre ses relations commerciales avec la Russie, permettant de rétablir les contrats énergétiques suspendus dans le cadre du régime de sanctions imposé par les États-Unis à la Fédération de Russie.
"La menace la plus grave pour nous - pour nos vies, notre système juridique, mais aussi pour la vie physique de tous les citoyens européens - est désormais la Russie", a déclaré M. Wadephul à son auditoire apparemment acquis à sa cause. "Ils ne veulent pas l'accepter".
En tant qu'argument politique, c'est l'un des plus boiteux que j'ai entendus depuis des années.
Les Russes ont suivi de près ces turbulences politiques depuis le récent vote du Bundestag, pour énoncer des évidences. Et personne n'a exprimé plus clairement la réaction navrée de Moscou exprimé par Maria Zakharova, la porte-parole éloquente et toujours incisive du ministère des Affaires étrangères. Je cite un long passage de sa déclaration, prononcée deux jours après le vote du Bundestag, pour souligner la portée historique de ce changement majeur dans la pensée géopolitique de Berlin :
"Le 18 mars 2025 marque une date importante... Pour le dire clairement, cette décision signifie que le pays s'engage sur la voie d'une militarisation accélérée."Cela ne vous donne-t-il pas une impression de déjà-vu ?... La précipitation et le manque de principes avec lesquels cette décision a été adoptée témoignent de manière flagrante de la politique anti-russe irresponsable menée par les cercles dirigeants de la République fédérale d'Allemagne.
"Une autre raison peut être invoquée. L'absence de ressources - les ressources dont disposait Berlin avant de cesser, sur ordre des États-Unis, d'utiliser les sources énergétiques russes - empêche les Allemands de poursuivre leur développement au rythme prévu et sur lequel leur économie était structurée. L'effondrement économique interne ne leur laisse d'autre choix que de revenir à une approche qui a fait ses preuves dans l'histoire... Ils semblent toutefois en avoir oublié les conséquences : l'effondrement total de la nation. Cela s'est produit à plusieurs reprises. Pourtant, il est évident que leur réécriture de l'histoire aura des conséquences. Ils l'ont oublié.
"Comment ne pas se souvenir de la thèse bien connue concernant le désir profond de revanchisme historique ancré dans le patrimoine génétique des élites politiques allemandes ? Hélas, une fois par siècle, ces tendances prennent le pas sur le bon sens et sur l'instinct même de survie. N'est-ce pas ce qui se passe actuellement ?
À mon avis, Mme Zakharova a tort d'attribuer ce nouveau tournant à la nature profonde de l'Allemagne. Elle avance ce qu'on appelle un argument fondé sur le caractère national : les Allemands agiraient ainsi parce qu'ils sont allemands et que c'est dans leur nature. Aucune circonstance ne saurait justifier ce raisonnement insidieux. Je suis surpris que Zakharova ne s'en rende pas compte.
Mais elle a tout à fait raison dans son analyse de la stratégie que Merz et ses partenaires issus d'une autre coalition impopulaire déploient pour défendre leur emprise sur le pouvoir. Comme vous le diront de nombreux économistes allemands, il n'y a pas de conciliation possible entre la russophobie, le régime de sanctions qui l'accompagne et une relance économique, quelle qu'elle soit. Un nouveau complexe militaro-industriel - le démantèlement de l'appareil social et l'accumulation de la dette nationale, ses conséquences collatérales - constitue, dans cette perspective, une tentative cynique de relancer la croissance du PIB sans recourir aux sources traditionnelles.
Curieusement, Zakharova fait également écho à une tradition louable de l'historiographie allemande d'après-guerre, dont le principal représentant était un universitaire de gauche nommé Hans-Ulrich Wehler (1931-2014). Wehler soutenait que l'Allemagne a tendance à se livrer à des agressions répétées à l'étranger en réponse à plusieurs types de troubles internes : la lutte des classes et les bouleversements de l'industrialisation avant la Première Guerre mondiale, le chaos des années Weimar. Aujourd'hui, dans un contexte d'animosité croissante envers les néolibéraux bien implantés à Berlin, la nation semble à nouveau suivre le schéma identifié par Wehler.
Il a qualifié ce phénomène d'"impérialisme social", un impérialisme tourné vers l'intérieur, dont se servent les élites au pouvoir pour contrôler les antagonismes politiques, sociaux et économiques. À cet égard, mes amis allemands me rappellent la célèbre déclaration de l'empereur Guillaume II, prononcée en 1914 pour apaiser les animosités entre les sociaux-démocrates et les loyalistes du Reich : "Je ne reconnais plus de partis. Je ne connais que des Allemands".
On ne parle plus aujourd'hui que des "Allemands". Les résultats des élections l'ont clairement montré dans les statistiques. Les partis qui ont progressé de manière la plus impressionnante sont ceux qui s'opposent aux soi-disant centristes : l'AfD a doublé son score, passant à 21 % des voix, ce qui en fait immédiatement le deuxième parti au Bundestag. Die Linke, la gauche, et Bündnis Sahra Wagenknecht, BSW, ont également progressé, bien que leurs scores soient plus modestes. Ces progressions ont été encore plus marquées dans l'ancienne Allemagne de l'Est.
Voici ce qu'en dit Karl-Jürgen Müller, historien de formation et fin observateur des sondages, dans Current Concerns, une revue bimestrielle publiée simultanément en allemand sous le titre Zeit-Fragen et en français sous le titre Horizons et débats :
"Le taux de participation électorale n'avait pas été aussi élevé depuis près de 40 ans : 82,5 %. Les citoyens 'insatisfaits' ont été plus nombreux à voter. Mais on peut aussi voir les choses autrement : de plus en plus de citoyens veulent non seulement une politique différente, mais ils l'expriment aussi, cette fois-ci par leur vote... Ou encore : de nombreux jeunes électeurs âgés de 18 à 24 ans ont voté pour Die Linke ou l'AfD : 25 % pour Die Linke et 22 % pour l'AfD. Ensemble, cela représente près de la moitié de tous les jeunes électeurs..."Ces trois partis [d'opposition], souvent marginalisés par les élites au pouvoir et les médias ouest-allemands, ont obtenu ensemble la majorité absolue des voix en Allemagne de l'Est : 54,7 %".
Reflétant l'instabilité désormais chronique de la politique allemande, le pays a en fait continué à voter depuis les élections de février. Merz et ses chrétiens-démocrates ont progressivement perdu du soutien avant même que Merz ne soit nommé chancelier. Et une série de sondages réalisés début avril montrent que l'AfD est désormais le premier parti politique allemand. Il s'agit d'un changement historique dans la répartition du pouvoir, qui s'éloigne des partis traditionnels du pays. De nombreux analystes y voient le reflet d'un mécontentement généralisé des électeurs, qui ont vu la CDU négocier une nouvelle coalition ingérable avec les sociaux-démocrates.
À des degrés divers, les Allemands sont stupéfaits par l'ascension de l'AfD. Mais soyons clairs sur les raisons de ce phénomène. Il est tout à fait absurde de penser que la place désormais indéniable d'un parti d'extrême droite annonce la résurgence du nazisme en Allemagne. Vous pouvez lire tout cela dans le New York Times et d'autres médias occidentaux, mais vous n'en verrez rien en vous promenant en Allemagne.
L'AfD a été fondée il y a une douzaine d'années par des eurosceptiques opposés aux ingérences antidémocratiques des technocrates bruxellois et à l'afflux incontrôlé d'immigrants. Le parti est "nationaliste" dans la mesure où il favorise la souveraineté allemande, et "pro-russe" dans la mesure où il considère que la rupture des relations d'interdépendance avec la Fédération de Russie serait ruineuse. Au fur et à mesure que le parti a gagné des adhérents, il a attiré plusieurs éléments d'extrême droite - c'est indéniable -, mais il faut plutôt voir en eux la frange d'un parti autrefois marginal. Non, les Allemands sont surpris par l'arrivée de l'AfD en tant que premier parti politique, car cela suggère que l'emprise des grands partis sur le pouvoir est en train de faiblir, voire de disparaître. Et ils sont doublement stupéfaits lorsque les partis centristes l'empêchent d'accéder au gouvernement au moyen d'un "pare-feu" ouvertement antidémocratique qui restera probablement en place quelle que soit la position de l'AfD dans l'opinion publique.
Vendredi 2 mai, les services du renseignement allemand ont officiellement classé l'AfD comme "extrémiste d'extrême droite", première étape vers son interdiction totale. Mettons les choses au clair. Les citoyens allemands devraient donc être protégés d'un parti qui bénéficie d'un soutien plus important que n'importe quel autre parmi eux ? Jusqu'où ira la clique Merz ? Les autoritaires néolibéraux qui contrôlent Berlin en sont désormais réduits à ériger des barricades pour repousser les foules communément appelées électeurs.
Les Allemands sont à nouveau une nation divisée, pour employer un euphémisme. C'est indéniable lorsqu'on évolue parmi eux. Comme souvent au cours des deux derniers siècles, ils n'ont que peu de choses en commun, si ce n'est l'incertitude quant à leur identité. Pour reprendre les termes de Gordon Craig, inspirés de Ferdinand Freiligrath, poète du mouvement démocratique des années 1840, la nation est à nouveau Hamlet. L'autoritarisme et la russophobie de l'élite dirigeante se heurtent à une volonté évidente de reconstruire des formes de démocratie ascendantes et de sortir la République fédérale des animosités Est-Ouest du passé - et du présent qui s'annonce, hélas. L'homme perdu de l'Europe n'a toujours pas refait surface.
Maria Zakharova, dans sa réaction au vote du Bundestag, a dit quelque chose qui a attiré mon attention car cela donne un aperçu de ce qui se passe sur le terrain en Allemagne, loin des caméras et de l'attention des médias grand public.
"Les citoyens allemands", a-t-elle observé, "ont encore la possibilité de questionner leurs propres autorités : qu'ont-elles envisagé, et dans quelle aventure tentent-elles d'entraîner le continent européen ?"
Je ne sais pas comment Zakharova en arrive à cette certitude, compte tenu de ses fonctions quotidiennes au ministère des Affaires étrangères à Moscou. Mais c'est précisément ce que j'ai constaté en voyageant parmi les Allemands - dans l'Ouest, certes, mais aussi et surtout dans l'ancienne République démocratique allemande. Un espoir subsiste, et de nombreux Allemands s'y accrochent.
■
Dresde est située au bord de l'Elbe. C'est sur la rive opposée du fleuve, le 25 avril 1945, que les soldats des forces alliées et de l'Armée rouge se sont regardés en chiens de faïence, avant de finalement le traverser lors d'une des grandes confrontations des derniers jours de la Seconde Guerre mondiale. Je n'oublierai jamais mon émotion lorsque j'ai vu l'Elbe pour la première fois, durant mon récent voyage de reportage.
Les bâtiments de pierre qui ont survécu au tristement célèbre bombardement de Dresde en février 1945 sont noircis par le feu, donnant à la ville l'aspect d'un mémorial éternel aux 25 000 vies perdues au cours de ces deux nuits terribles. L'un d'eux est une église appelée Frauenkirche, un magnifique édifice baroque aux proportions harmonieuses qui a été gravement endommagé par les flammes. Reconstruite dans les années 1990, elle est aujourd'hui envahie chaque jour par les touristes.
Alors que je faisais la queue pour entrer dans l'église par une journée ensoleillée et ventée, je pouvais voir, sur ma droite, un homme qui vendait les habituelles reproductions emballées dans du cellophane qu'on trouve dans tous les sites touristiques occidentaux. Ma compagne m'en a montré une qui, sans image pittoresque, comportait simplement quelques lignes écrites en Fraktur [caractères gothiques], l'ancienne écriture allemande.
"Je vais te traduire ça", m'a-t-elle dit avec un sourire amusé. Puis elle m'a livré sa traduction improvisée : "Être dépourvu d'idées ne suffit pas. Il faut aussi être incapable d'en réaliser la moindre".
J'ai immédiatement laissé échapper un petit rire perplexe. Une sensibilité extrêmement ironique était à l'œuvre ici. À combien de niveaux fallait-il comprendre cette phrase ? Pourquoi était-elle vendue devant un site solennel devenu le symbole de la réconciliation après la guerre froide ?
J'ai regardé l'homme assis sur une chaise pliante en toile à côté de sa table. Il avait entre 50 et 60 ans, les cheveux blonds grisonnants et arborait un large sourire. Il aurait pu être menuisier, employé de bureau ou enseignant. Nos regards se sont croisés. Et alors que mon amusement se transformait en éclats de rire incontrôlables, il a éclaté de rire avec moi. Il semblait penser que je comprenais, ou il voulait que je comprenne : soit l'un, soit l'autre.
J'ai acheté la feuille écrite à la main, sur du papier de bonne qualité sous un passe-partout beige mat, pour 10 €. C'est un petit bijou.
Cet après-midi ordinaire sur une place du centre de Dresde, entre cet homme joyeux et ses bacs remplis de gravures, parmi lesquelles se trouvait une feuille écrite avec élégance et illustrée d'images de maisons de ville, de clochers et de rues pavées : depuis ce jour, je repense souvent à cette scène devant la Frauenkirche. Et avec le temps, j'ai fini par comprendre. C'est ainsi que les habitants de l'ancienne Allemagne de l'Est s'adressent aux habitants de l'ancienne Allemagne de l'Ouest. Ils s'expriment avec ironie et dédain, recourant habituellement au sarcasme cinglant et à l'humour caustique. On entend dans leurs propos ce que j'ai fini par lire dans les phrases écrites en caractères gothiques : on y entend des reproches, des refus, une indépendance d'esprit, des vérités qu'on n'entend nulle part ailleurs.
On peut quantifier les inégalités entre les deux pans de la République fédérale reconstituée. Les salaires sont inférieurs de 25 % dans l'ancienne République démocratique allemande par rapport à l'Ouest. Le chômage est plus élevé de 33 % à l'Est qu'à l'Ouest. Les bons emplois sont plus rares dans l'ancienne RDA, car la plupart des industries performantes qui ont fait le succès de l'Allemagne - sidérurgie, automobile, machines, chimie, électronique - sont implantées dans la partie occidentale. Comme l'expliquent volontiers ceux qui vivent dans l'ancienne RDA, la plupart des postes à responsabilité dans la partie orientale - dans les entreprises désormais privatisées, les universités, les banques, etc. - sont occupés par des Allemands de l'Ouest.
En ce sens, le terme "réunification" ne rend pas tout à fait compte de ce qui s'est passé le 3 octobre 1990 : il serait plus juste de dire que cet événement a effectivement transformé l'Allemagne de l'Est en une colonie de l'Allemagne de l'Ouest. Le ressentiment, corollaire évident, est clairement perceptible dans les résultats du 23 février. Dans les Länder de l'Est, les trois partis d'opposition mentionnés plus haut - AfD, Die Linke, BSW - ont largement devancé les partis traditionnels par rapport aux élections précédentes. Il y a certes une part de contestation dans ces résultats, comme me l'ont confié de nombreux Allemands avec lesquels j'ai discuté - pas tous, cela dit. Mais la contestation n'explique pas tout. Les électeurs de l'ancienne RDA sont également plus ardemment engagés que ceux de l'Ouest dans la quête d'une nouvelle orientation nationale.
J'en reviens aux questions d'identité et de conscience. Les Allemands de l'Est n'ont jamais été soumis aux programmes d'américanisation désastreux que la République fédérale a endurés durant la guerre froide. Le déracinement que connaissent les Allemands de l'Ouest n'a pas eu lieu. Cette expérience différente a eu des conséquences profondes. Les Allemands de l'Est n'ont pas été, pour ainsi dire, séparés d'eux-mêmes comme l'ont été les Allemands de l'Ouest : leur identité a été relativement épargnée. Comme l'expliquent souvent les habitants des Länder de l'Est, ils ont développé une méfiance viscérale envers l'autorité durant les années de la RDA. Mais c'est là que réside le paradoxe : c'est dans leur résistance à l'État est-allemand que les Allemands de l'Est ont préservé leur identité, leur spécificité allemande. Et c'est cette méfiance et cette résistance qui nourrissent aujourd'hui leurs opinions et leurs attitudes envers Berlin et l'ouest de l'Allemagne - leur mépris, leurs refus. Plus d'un Allemand de l'Est m'a dit considérer le régime centriste de Berlin comme une nouvelle dictature.
À une heure de route à l'est de Dresde, après avoir traversé de vastes plaines autrefois occupées par des coopératives agricoles, on arrive dans une ville de Saxe appelée Bautzen. Les Français parlent souvent de "la France profonde", littéralement la France intacte des vieux villages et des fermes. Bautzen, autant le dire, se trouve dans ce que l'on pourrait appeler "l'Allemagne profonde". On peut y voir une autre facette de l'Allemagne, bien vivante, précisément celle que les centristes néolibéraux de Berlin semblent déterminés à éradiquer.
Bautzen, qui compte 38 000 habitants, a une histoire mouvementée. Ses origines remontent au début du XIe siècle et la ville est aujourd'hui fière de ses racines médiévales. (Si vous aimez les tours médiévales, vous serez comblé : une douzaine d'entre elles délimitent encore le périmètre de la ville.) Le Troisième Reich y avait installé un camp de concentration, qui faisait partie du réseau Groß-Rosen. L'Armée rouge a libéré le sous-camp de Bautzen le 20 avril 1945, cinq jours avant que les troupes soviétiques ne rejoignent les Alliés sur l'Elbe. De 1952 jusqu'à la chute du mur de Berlin, la Stasi est-allemande a utilisé l'ancien camp pour en faire une prison tristement célèbre, surnommée Gelbes Elend, "la misère jaune", en raison de la couleur de ses murs.
À l'époque de la RDA, les habitants de Bautzen ont lancé ce qu'ils ont appelé les "manifestations du lundi soir" à Gelbes Elend. Ces manifestations hebdomadaires ont attiré jusqu'à 5 000 personnes avec le slogan "Nous sommes le peuple". Ce slogan ne peut être pleinement compris que dans son contexte historique. La RDA se présentait comme "la démocratie du peuple" ou "la république du peuple". Les slogans scandés lors des manifestations devant la prison de la Stasi le lundi étaient une réponse cinglante, l'accent étant mis sur le premier mot : "Nous sommes le peuple".
À la fin de ma visite à Bautzen, j'ai dîné avec certains des organisateurs de ces manifestations. Nous nous sommes retrouvés dans un restaurant aux allures de caverne, un ancien monastère. Les serveurs portaient des robes de moines et le menu proposait (pour le meilleur ou pour le pire) des plats médiévaux. La bière (pour le meilleur) était également brassée selon une ancienne recette : une bière rousse et corsée servie dans des chopes en terre cuite. Je ne sais pas si nos hôtes l'avaient fait exprès, mais le nom de l'établissement, Mönchshof zu Bautzen, faisait vaguement référence à leur démarche. Aller à la redécouverte de ce que signifie être authentiquement allemand - non pas dans un sens nativiste ou réactionnaire, mais comme moyen de préservation de soi, de défense contre le néolibéralisme dont Berlin organise la promotion.
Les manifestations du lundi se sont largement répandues durant les décennies de la RDA et rassemblaient des centaines de milliers de personnes à Dresde, Leipzig et dans d'autres villes. Elles se poursuivent aujourd'hui, à bien plus petite échelle. Et leur slogan est resté le même : "Nous sommes le peuple" est toujours, à sa manière, une réponse aux prétentions du pouvoir à Berlin. Par l'intermédiaire d'un interprète, j'ai demandé aux convives assis à notre table, un assemblage de planches grossièrement rabotées, quelles étaient leurs opinions politiques. "AfD ? Die Linke ? Le BSW de Sahra Wagenknecht ?" - ce dernier étant un parti populiste de gauche qui a fait scission avec Die Linke.
"Nous ne nous intéressons à aucun parti politique", m'a répondu l'un des convives. "Nous ne pensons plus en termes de 'gauche' ou de 'droite'. Nous nous réunissons sur une base factuelle. Nous tentons de relancer ce que vous appelez un « 'mouvement populaire'".
Cette expression ne m'inspirait guère confiance. Pour un Américain, "mouvement populaire" évoque plutôt une tablée de rêveurs dans l'une des innombrables villes malmenées par la réunification. Lorsque j'en ai fait part à Karl-Jürgen Müller, l'étudiant en politique allemande cité plus haut, il m'a répondu :
"Vous ne voyez que la partie émergée de l'iceberg. Sous la surface, il y a bien plus".
C'est ce qui s'est confirmé au fil de la soirée, lorsque les personnes présentes m'ont parlé des conférences et des congrès qu'elles organisent régulièrement avec d'autres communautés. Au dos du cahier que j'ai utilisé ce soir-là, j'ai trouvé une brochure bien faite annonçant un "Kongress Frieden und Dialog", un congrès pour la paix et le dialogue, à Liebstedt, une ville de Thuringe située près de Weimar, à 260 kilomètres de là.
Au cours de mon reportage, je n'ai cessé d'entendre la même frustration à l'égard de la politique traditionnelle des partis en Allemagne. Je ne veux pas dire par là qu'une insurrection nationale est imminente. Ce que j'ai observé sur le terrain m'a semblé encore embryonnaire, une simple esquisse d'un possible avenir. Sur le chemin du retour entre Bautzen et Dresde, j'ai repensé à ce que m'avait dit Dirk Pohlmann, journaliste et documentariste, lors de notre entretien à Potsdam.
"Nous sommes au bord d'un bouleversement tectonique", m'avait-il dit. "Les Verts sont finis. Les Libéraux-Démocrates [parmi les autres grands perdants de février] sont finis. Les grands partis sont affaiblis. Les gens recherchent l'unité sur les questions de bien et de mal. La 'gauche' et la 'droite' n'ont plus rien à voir là-dedans".
"Peut-être" est ma réponse à ce constat.
Pohlmann et ceux que j'ai rencontrés à Bautzen m'ont expliqué un autre mystère : l'étrange "migration électorale" apparue dans les résultats des élections de février, les sociaux-démocrates passant à l'AfD, les chrétiens-démocrates passant à Die Linke et au BSW, les électeurs de Die Linke passant à l'AfD. Lors de la publication des premiers éléments d'analyse des résultats, cette situation semblait indéchiffrable : l'Allemagne ressemblait à un asile de fous. Mais après mon séjour à Bautzen, j'ai compris : oui, l'Allemagne est une nation caractérisée par l'arrange, mais c'est aussi une nation en quête d'identité. "Nous sommes tous en quête de notre pays", m'avait confié Dirk. Mon séjour parmi les Allemands débutait à peine, et je n'avais pas encore compris cette réalité profonde.
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son nouveau livre, 'Journalists and Their Shadows', est désormais disponible chez Clarity Press. Son site web est Patrick Lawrence.